Jusqu'à l'avènement des techniques modernes, il a existé essentiellement trois méthodes pour estimer la hauteur relative ou absolue des montagnes. Chronologiquement, la première de ces trois méthodes est le "pifomètre", méthode qui a soivent prévalu jusqu'au 17eme siècle, et qui ne permet pas une estimation quantitative absolue, mais simplement, et au mieux, un classement hierarchique des montagnes en fonction de leur hauteur: "telle montagne est plus élevée que telle autre". Au début, avant l'avènement de la méthode scientifique, et même avant que les sommets ne soient eux-mêmes gravis, les résultats sont largement fantaisistes. Chacun croit voir le point culminant de la chaîne devant chez lui. Pour les catalans, il ne fait pas de doute que c'est le Canigou qui marque le point culminant, pour les peuples de l'ouest (béarnais, gascons...), c'est certainement le Pic du Midi de Bigorre, pour les Touloulains et les couserannais, le Mont Valier, et enfin pour les habitants de la partie Languedocienne des Pyrénées, c'est la Montagne de Tabe: P. Olhagaray tient pour assuré en 1609 que "Tabe est la plus haute montagne ès monts Pyrénées". Ajoutons que lorsqu'on l'applique en gravissant les montagnes, cette méthode procure un avantage au sommet qui est effectivement sous nos pieds: par exemple, vu du sommet du Pic de Saint-Barthélemy, le Pic du Midi de Bigorre, bien que le surpassant de plus de 500 m, se retrouve assez nettement au-dessous l'horizontale, à cause de la distance (133 km). Il est donc assez facile, même avec la meilleure foi du monde, de faire de grandes erreurs puisque les considérations sur les effets de la rotondité de la Terre sont largement ignorés des profanes qui utilisent la méthode.
La seconde méthode, qui permet en théorie une mesure quantitative, est la méthode barométrique, inventée par Pascal. Néanmoins, cette méthode souffre de nombreux inconvénients, et ne peut prétendre avoir une valeur quantitative que si les caractéristiques générales des variations verticales de la pression avec l'altitude sont connues, ce qui est loin d'être le cas à l'époque de Pascal et de l'application de cette méthode (au début du 18e siècle essentiellement). Pour être capable de comprendre (et donc connaître) la variation verticale de la pression avec l'altitude, il faudra attendre la fin du 18e siecle avec d'abord les travaux sur la théorie des gaz parfaits (Mariotte) mais aussi et surtout ceux sur l'équilibre hydrostatique de ces gaz (Laplace). En conséquence, cette méthode, qui chronologiquement a été limitée à la période fin 17e - début 18e siècle, a souffert d'une grande imprécision. Ajoutons aussi comme source d'erreur additionnelle la variation dans le temps de la pression atmosphérique en chaque lieu, qui vient sévèrement entacher d'erreur la détermination de l'altitude de référence, étape primordiale pour cette méthode. Cette méthode à été notamment mise à l'honneur par Maraldi en 1700-1703, et jusqu'à Monge qui l'utilisa en 1774, pour tenter de mesurer le Pic du Midi de Bigorre. Maraldi (1703) reconnaît que cette méthode quoique imprécise est très rapide, et permet donc une mesure indicative précieuse pour mesurer les sommets dans des contrées mal connues ou très éloignées de la mer.
La troisième méthode, celle qui fut appliquée à partir du 18e siècle est celle que nous appelerons "géodésie", basée sur des visées, des mesures d'angles et de longueur au sol. Cette méthode vise (si l'on peut dire!) en fait deux types d'objectifs légèrement différents: le premier objectif était d'abord de déterminer la "forme de la Terre". Il faut entendre par là déterminer la forme qu'aurait la Terre s'il n'y avaient pas les continents, ou encore la forme de la Terre dans sa portion océanique. Ce premier objectif est ce que l'on appelle "mesure du méridien"; ensuite le second objectif était de déterminer la forme des irrégularités que représentent les continents sur la Terre (altitude des montagnes , et cartographie, notamment), une fois connue la forme de la Terre. Paradoxalement, parmi les trois méthodes citées, c'est cette méthode "géodésique" qui tire ses racines depuis l'époque la plus reculée, puisque Eratosthène, reprenant une idée de Dicéarque en 300 av. J.C., l'utilise déjà pour mesurer le rayon de la Terre en 240 av. J.C. Cette méthode, appliquée essentiellement dans des pays de plaine et qui négligeait les aspects liés à la topographie fut continuée et précisée par la suite, notamment par les arabes, puis les occidentaux à partir de la Renaissance.
L'application de la géodésie au calcul de l'altitude des montagnes est plus récente: c'est vers 1700 que l'on voit apparaître les premières mesures d'altitude par la méthode géodésique, avec les observations de Cassini et Maraldi (1700-1701), lors de la première campagne de mesure du méridien de Paris sur toute la longueur du Royaume, de Dunkerque à Perpignan. Une des motivations de ces mesures altimétrique était que le Canigou mais aussi le Saint-Barthélemy avaient été qualifiés de sommet des Pyrénées, et de France (voire même pour certains, d'Europe!). Le pic de Saint-Barthélemy va donc faire à cette occasion partie des trois premières montagnes à être mesurées. Ces trois montagnes sont le Canigou, le Madres (baptisé Montagne de Mousset à l'époque), et le pic de Saint-Barthélemy.
Le Canigou, le Madres, et le pic de Saint-Barthélemy ont toutes trois les même caractéristiques,
qui leur donneront l'honneur insigne d'être probablement les trois premières montagnes au monde a avoir été
mesurées scientifiquement, par la triangulation géodésique. Ces caractéristiques sont les suivantes:
- elles sont proches du méridien de Paris, objet principal des mesures;
- elles sont proches de la base mesurée (située dans la plaine du Roussillon), point
de référence pour toute mesure de distance et d'altitude;
- elles sont toutes trois visibles de l'extrémité de la base mesurée (dans le Roussillon).
Cassini et Maraldi souhaitaient mesurer le Canigou notamment parce que l'on pensait à cette époque que c'était l'une des plus hautes montagnes des Pyrénées (et donc de France, ... puisque la Savoie, où se trouvent les parties élevées des Alpes, ne faisait pas partie du Royaume). Néanmoins, cette assertion sera infirmée dès 1726, par de la Blottière, qui note que "les montagnes au dessus de Mont-Louis [...] sont plus hautes que le Canigou".
Toujours est-il qu'une fois mesurée la base du Roussillon et son élévation par rapport au niveau de la mer, les deux savants ont pu attaquer directement la mesure des montagnes visibles depuis cette base. C'est ainsi que nos trois montagnes furent toisées les premières. Voici quelques courts extraits du mémoire sur les mesures de Cassini, publié en 1718 (pp.11-112):
Le 18 Fevrier 1701, étant au Signal, qui eſt à l'extremité Septentrionale de la meſure actuelle , dans un lieu élevé d'environ 9 pieds ſur la ſurface de la Mer, nous obſervâmes avec l'Octans , la hauteur apparente du Canigou ſur l'horizon artificiel de 2° 37' 0", celle du Mouſſet de 1° 44' 0", & la hauteur de la Montagne de S. Barthelemi dans la Païs de Foix de 0° 50' 0". Suppoſant le demi-diametre de la Terre de 3 271 420 toiſes, tel qu'on le déterminera dans la ſuite, & la diſtance du Canigou au Signal du Nord de 28 767 toiſes, celle du Mouſſet au Signal du Nord de 35 145 toiſes , & la diſtance de S. Barthelemi au Signal du Nord de 52 420 toiſes, telles qu'elles reſultent des Triangles, on aura la hauteur du Canigou ſur le niveau de la Mer de 1441 toiſes, celle du Mouſſet de 1253 toiſes, & celle de S. Barthelemi de 1184 toiſes & demi.
L'ordre du mémoire n'est pas chronologique mais suit plutôt l'ordre des calculs et de leurs résultats, que celui des observations. La raison en est que par soucis de rigueur, les calculs se font à rebours, une fois la base du Roussilon mesurée et connue. Ainsi, un peu plus loin (p.120), ils mentionnent une nouvelle observation du pic de Saint-Barthélemy effectuée depuis la ville de Puylaurens (qu'ils écrivent Puy Laurent) dans le Tarn:
Le 5 décembre 1700, nous obſervâmes du haut de la Tour de l'Egliſe de Puy Laurent , la hauteur apparente de S. Barthelemy de 1° 2' 0" [...]. La diſtance du Puy-Laurent à S. Barthelemy ayant été déterminée de 44 233 toiſes, [...] on aura la hauteur de S. Barthelemy ſur le Puy Laurent de 1098 toiſes [...]. Ajoûtant à ces hauteurs celle du Puy-Laurent ſur le niveau de la Mer qui a été déterminé de 97 toiſes, on aura la hauteur de S. Barthelemy ſur le niveau de la mer de 1195 toiſes.
Enfin,juste après dans le cours l'ouvrage, ils mentionnent une observation assez étonnante du pic de Saint-Barthélemy effectuée en même temps que celle des monts du Cantal, ceci depuis un point unique qui est une hauteur du Rouergue, près de Rodez :
Le 17 novembre 1700, nous obſervâmes de la Chapelle
de S. Jean, qui eſt ſur le ſommet de la Montagne de
Rupeyroux, la hauteur apparente du Plomb de Cantal dans
l'Auvergne de 0° 17' 10", celle du Puy-Mary de 0° 13' 0",
& celle du Puy de Violent de 0° 6' 15".
La hauteur de Rupeyroux ſur le niveau de la Mer ayant
été déterminée ci-deſſus de 407 toiſes & demie, & connoiſſant
la diſtance de Rupeyroux au Plomb de Cantal de 47 665 toiſes,
au Puy-Mary de 48 824 toiſes, & au Puy de Violent de 48 785
toiſes; on aura la hauteur du Plomb de Cantal ſur le niveau
de la Mer de 993 toiſes, celle du Puy-Mary de 956 toiſes, &
celle du Puy de Violent de 860 toiſes.
L'on voyoit de Rupeyroux, d'un côté vers le Nord les
Montagnes de l'Auvergne, & de l'autre vers le Midy, les
Montagnes des Pyrénées, quoi que la plus proche qui eſt
celle de S. Barthelemy, en ſoit éloignée de 87 740 toiſes.
Ces Montagnes, au lieu de paroître élevées ſur l'horizon ,
furent obſervées, à cauſe de la rondeur de la Terre, 13 à 14
minutes au deſſous de l'horizon artificiel, ce qui donneroit
la hauteur de S. Barthelemy encore plus grande qu'elle n'a
été déterminée par les obſervations précédentes.
En 1700-1701, Cassini et Maraldi avaient donc, pour les besoins de la
mesure du méridien de Paris, effectué les toute premières mesures
d'altitude des Pyrénées, et peut-être du monde, du moins avec une telle
rigueur et précision. Les mesures d'angles atteignent la demi-minute d'arc
(soit 30"). Pour le pic du Canigou, ils trouvent
une altitude de 1441 Toises, c'est à dire 2808 m (soit une erreur de +24 m).
Pour le Mousset (Madres), il trouvent 1253 toises c'est à dire 2442 m
(soit une erreur de -27 m), et pour le pic de Saint-Barthélemy, il trouvent
1184 et 1195 toises c'est à dire 2307 m et 2329 m (soit une erreur de -40 m et -19 m).
Pour l'époque cette précision de l'ordre d'une vingtaine de mètres est assez remarquable.
Remarques sur les mesures de Cassini:
Les mesures angulaires réalisées par cassini se révèlent généralement
d'une assez bonne exactitude pour l'époque, surtout en comparaison de
la médiocrité de certaines mesures ultérieures, comme celles de Reboul
en 1813 (cf. ci-dessous).
En revanche, la vérification des calculs de Cassini prouve que pour
ces trois premières mesures, il n'a été effectué aucune correction
pour tenir compte de la réfraction, ce qui finalement génère la
majeure partie des erreurs finalement obtenues sur les altitudes absolues
de ces trois montagnes lorsque toutes les mesures sont parfaites.
Le fait de négliger l'effet de la réfraction conduit à surestimer
l'altitude des montagnes, et ce, d'autant plus qu'elles
sont éloignées du point d'observation.
Pour le pic de Canigou la mesure angulaire (2° 37 ' 0") est à une demie-minute
près celle obtenues par le calcul moderne pour une atmosphère standard.
Comme c'est la précision atteinte par leur instrument, on peut donc dire
que leur mesure est parfaite. La distance indiquée (28767 toises = 56067 m)
est également parfaite puisque la distance réelle est de 56164m.
Cassini en déduit donc une altitude de 1441 toises = 2808 m trop
élevée (erreur de 24 m) , car il a négligé l'effet de la réfraction.
Pour le Madres, la mesure d'élevation angulaire est elle aussi parfaite,
mais la distance est sous estimée de 2 km, pour une raison inconnue
(68498 m au lieu de 70466 m), ce qui fait que finalement l'altitude
de la montagne se retrouve sous-estimée: 2422m au lieu de 2469 m
(erreur de -27 m).
Pour le pic de Saint-Barthélemy, la mesure angulaire indiquée est erronée
(0°50' au lieu de 0°55') Cette grosse erreur dans la mesure d'élevation
angulaire (ou dans sa transcription), se répercute sur l'altitude
finale calculée, qui est largement sous-estimée: 2308 m au lieu de 2348 m
(erreur de -40 m).
Finalement, étant donné les talents d'observateur de Cassini, le point
faible dans cette campagne semble être le manque de redondance dans les
mesures des sommets, une meilleure redondance dans les observations
aurait permis d'écarter les quelques mesures défectueuses, et d'obtenir
systématiquement une précision de l'ordre de la vingtaine de mètres.
Il est étonnant qu'une prise en compte même simplifiée des effets
de la réfraction n'ait pas été appliquée. Mais il faut dire que la
grandeur de ces effets étaient assez peu connue à l'époque. D'ailleurs
ce même mémoire consigne (entre autres) des mesures de bassesse de
l'horizon marin, observé depuis divers lieux, afin, sans doute de
progresser dans la compréhension des effets réfractifs et de pouvoir
ultérieurement les quantifier et en tenir compte dans les calculs
géodésiques.
Les savants de la mesure de la méridienne du Royaume, Cassini et Maraldi étaient parvenus à l'extrémité australe de leur périple dans l'hiver 1700-1701. Maraldi aurait désiré gravir les hauts sommets pyrénéens afin de pouvoir "étalonner" la méthode barométrique, c'est à dire qu'il aurait souhaité pouvoir mesurer expérimentalement la variation de la pression avec l'altitude constatée (rappelons que la loi de variation de la pression hydrostatique en fonction de l'altitude n'était pas encore connue ou expliquée par la théorie). Mais malheureusement (cf. Maraldi, 1703), la neige hivernale l'empêcha de gravir ces sommets qui étaient pourtant si proches:
[...]La hauteur du Canigou au-
deſſus de la ſurface de la mer meſurée en deux manières
différentes, a été trouvée de 1440 toiſes, qui font une peu
moins de trois quart de lieue de hauteur perpendiculai-
re. [...] Nous avions déterminé cette
hauteur, de même que celle de pluſieurs autres mon-
tagnes, dans le deſſein d'y faire l'expérience du Barome-
tre; mais nous n'avons pu l'exécuter à cauſe de la grande
quantité de neige qui les couvroit dans le tems de nos ob-
ſervations.
Comme la principale difficulté qu'il y a dans ces expé-
riences conſiſte à connoître la hauteur des lieux où on les
fait, nous avons cru devoir donner ici un Catalogue des
principales Montagnes, dont nous avons trouvé la hau-
teur ſur la ſurface de la Mer afin de donner occaſion aux
Sçavans qui ſe trouvent proches de ces Montagnes, d'y
faire l'expérience du Barometre, & voir ſi l'hypotheſe
que l'on propoſe répond à leurs observations.
Un peu plus tard, dans le premier tiers du XVIIIe siècle, l'astronome Montpellierain François de Plantade fait de nombreuses expériences et observations avec des baromètres, thermomètres et autres instruments, dans les montagnes de la partie orientale des Pyrénéees. Il va gravir les trois sommets "proposés" par Maraldi et un autre, intermédiaire. Ses observations semblent répondre aux voeux exprimés par Maraldi (notons également que Plantade était membre correspondant de l'Académie Royale de Sciences de Paris comme l'attestent ses mémoires dans le domaine de l'astronomie).
Dans un mémoire lu devant la Société Royale des Sciences de Montpellier le
27 février 1732, il fait un résumé des diverses observations qu'il a
effectuées en 1731. Ce mémoire (Plantade, 1732) se trouve dans les
comptes rendus de l'Académie Royale des Sciences de Montpellier.
Par la méthode barométrique (et aussi géométrique
dit-il, sans toutefois en rapporter les calculs et les résultats),
il mesure quatre montagnes de la région: |
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